« J’ai eu froid dans le dos et le moral dans les chaussettes. Mais c’est la vie, il faut s’y faire, avancer », soupire, avec mélancolie, Abderrahmane Sebbache, arrivé au Canada par le chemin Roxham, avec sa femme, Yasmina Dakar, et leur fils Djad.

Il y a quelques jours, par l’intermédiaire de son avocat, le couple, installé à Montréal dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, reçoit un courrier tant attendu et redouté : l’avis de décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR).

Leur demande d’asile est rejetée.

La décision a été prise, selon la correspondance, entre la fin 2019 et le début de l’année courante, mais la lettre est datée du 8 juillet 2020, alors que ce tribunal administratif indépendant est actuellement fermé, en raison de la pandémie.

Durant cette période, ils ont travaillé de longues heures pour combattre la COVID-19, à l’instar de tant d’autres anges gardiens, le surnom qui leur a été attribué ce printemps par le premier ministre du Québec, François Legault.

À l’automne 2018, par crainte d’un enlèvement visant leur aîné, âgé maintenant de 5 ans et scolarisé dans une école publique, ils avaient décidé de quitter l’Algérie, leur pays natal, pour les États-Unis. Ils ont ensuite rapidement pris la direction de la frontière canadienne, en décembre, pour demander l’asile. Avec l’intention d’y faire leur vie, en compagnie également de Noah, leur deuxième fils, né l’an passé dans la métropole.

C’était un nouveau départ pour moi, notre famille. C’était comme une nouvelle vie, une nouvelle chance, une nouvelle naissance.

Après avoir fréquenté plusieurs agences de placement, Yasmina Dakar, 30 ans, a trouvé un emploi à l’Ancien Pensionnat Côte-Saint-Paul, une résidence montréalaise pour aînés, à titre de préposée aux bénéficiaires.

Abderrahmane Sebbache, 31 ans, travaille quant à lui, à temps plein, comme agent de sécurité pour le groupe Commissionnaires du Québec. En dehors de ses heures régulières, il n’hésite pas à faire des heures supplémentaires dans des établissements de santé.

Une femme tenant une pancarte sur laquelle il est inscrit : « Merci aux anges gardiens migrants ».

Plusieurs manifestations en soutien aux demandeurs d’asile travaillant dans les centres de soins ont été organisées ces dernières semaines, notamment devant le bureau de circonscription de Justin Trudeau, à Montréal.

Photo : The Canadian Press / Graham Hughes

Toujours pas d’accord entre Québec et Ottawa

Désormais, ils vivent avec la crainte d’une expulsion, même si, dans un premier temps, le couple compte faire appel de cette décision, ce qui suspendrait leur renvoi. À moins que le programme de régularisation des demandeurs d’asile, dans les tuyaux du gouvernement fédéral depuis plusieurs semaines, ne voie très prochainement le jour.

Ce programme, c’est ma seule attente. Si j’ai le choix entre gagner à la loto et ce programme, je préfère le programme, clame Abderrahmane Sebbache.

Comme l’a révélé Radio-Canada, Ottawa souhaite délivrer une résidence permanente au personnel soignant vivant dans cette situation d’immigration précaire, mais aussi à tous les autres corps de métier, dans ce secteur, comme les préposés à l’entretien ménager ou les agents de sécurité. Le nombre de personnes concernées reste flou, mais on évoquerait quelques centaines, voire quelques milliers de personnes dans l’ensemble du pays.

Le ministre fédéral de l’Immigration, Marco Mendicino, en a déjà présenté les grandes lignes à des membres du gouvernement Trudeau, et cette idée avait d’ailleurs été chaudement saluée par le Bloc québécois et le Nouveau Parti démocratique. On visait alors, du côté d’Ottawa, une annonce officielle d’ici la fin du mois de juin.

Il y a eu un élan de joie, les gens jubilaient, voyaient leur investissement, leur travail, leur sacrifice comme une marque de reconnaissance, raconte Wilner Cayo, qui dirige le mouvement Debout pour la dignité, à l’origine de plusieurs manifestations afin d’aider ces personnes en attente de statut.

Les discussions s’éternisent cependant avec le gouvernement québécois, Ottawa souhaitant trouver un terrain d’entente avec l’équipe de François Legault, puisque la majorité des personnes concernées résideraient au Québec.

À la fin de mai, le gouvernement Legault avait fait preuve d’ouverture et le ministre de l’Immigration d’alors, Simon Jolin-Barrette, avait été mandaté pour régler ce dossier avec le fédéral. Mais le récent remaniement a entraîné des délais supplémentaires, glisse-t-on en coulisses.

Les négociations se poursuivent avec le fédéral, indique brièvement Flore Bouchon, porte-parole de Nadine Girault, la nouvelle ministre de l’Immigration.

Marco Mendicino devant les médias.

Marco Mendicino, le ministre fédéral de l’Immigration, a déjà présenté un programme de régularisation à des membres du gouvernement Trudeau au début du mois de juin.

Photo : La Presse canadienne / Sean Kilpatrick

Le gouvernement Legault moins ouvert qu’Ottawa

Sur quels points Québec et Ottawa négocient-ils?

Selon des sources proches du dossier, au sein des deux gouvernements, un désaccord persiste quant aux personnes admissibles à ce programme. Le gouvernement Legault veut en limiter l’accès au personnel soignant. Ainsi, pas question d’inclure par exemple les agents de sécurité, même s’ils étaient en poste dans un établissement de soins.

En revanche, Québec montrerait de l’ouverture pour élargir cet accès à l’ensemble des établissements de soins, alors qu’initialement François Legault évoquait seulement les travailleurs des centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD). On priorise le réseau de la santé. On n’est pas loin [d’une entente], juge cette source au gouvernement provincial.

Du côté d’Ottawa, on spécifie vouloir faire les choses correctement et soigneusement […] en étroite collaboration avec le gouvernement du Québec […] afin de reconnaître la contribution des demandeurs d’asile dans cette pandémie sans précédent, mentionne Kevin Lemkay, attaché de presse du ministre Mendicino.

Nous savons qu’il y a des gens extraordinaires qui font un travail héroïque pour offrir des soins et services aux Québécois et à travers le Canada, et nous devons chercher comment nous pouvons les aider et reconnaître leur travail.

En entendant le dénouement de ces discussions politiques, l’anxiété monte chez les demandeurs d’asile, déplore Wilner Cayo.

Ce dernier assure avoir eu vent d’autres situations similaires à celle de la famille Sebbache.

Les gens nous écrivent, nous appellent. Il y a de la désillusion, une peur d’être déporté. Les gens sont déçus.

Abderrahmane Sebbache, lui, préfère garder le sourire. Et espoir.

Si tout se passe comme il l’espère, sa famille a déjà une idée de son avenir : toujours au Québec, mais loin de la métropole montréalaise.

J’ai envie qu’on s’installe en Abitibi, c’est une très belle région, lance-t-il. J’ai déjà trouvé un emploi, on a des opportunités et plein de projets.

Des expulsions temporairement suspendues

En raison de la pandémie, le ministère fédéral de l’Immigration précise que les expulsions sont à ce jour suspendues, hormis pour des exceptions pour de sérieux cas d’inadmissibilité, par exemple, la criminalité, la sécurité, les violations des droits internationaux ou des droits de l’homme et la criminalité organisée, détaille Kevin Lemkay, porte-parole du ministre Marco Mendicino.

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