Marguerite Blais arrive pour l’entrevue en août dernier dans notre appartement studio du Vieux-Montréal tout sourire. Elle insiste pour enlever ses chaussures même si tout le monde lui dit que ce n’est pas nécessaire.

Elle me remémore le temps que nous étions toutes les deux animatrices à TQS. C’était en 1986. J’avais 24 ans. Elle en avait 36. On ne s’était pas revues depuis.

Je n’avais pas vraiment envie de donner cette entrevue, me lance-t-elle, mais je ne pouvais quand même pas refuser de te donner une entrevue à toi! Et elle ajoute : C’est dur la COVID, j’aurais bien voulu te saluer en te prenant dans mes bras, mais ce n’est pas possible.

Elle était là, les pieds nus et les bras ouverts alors que je m’apprêtais à la mitrailler de questions difficiles sur la gestion des centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) au coeur de la crise de la COVID, au printemps.

Tout au long de l’entrevue, l’information passait autant dans les silences de la ministre, dans ses haussements d’épaules et ses mains levées en signe d’impuissance que dans les mots qu’elle choisissait pour expliquer certaines lenteurs de son gouvernement.

Dépitée de ne pas avoir su convaincre pendant des années les premiers ministres pour lesquels elle a travaillé de l’urgence de mieux prendre soin des aînés vulnérables, Marguerite Blais admet son impuissance.

Les gens pensent que les politiciens, on peut tout régler, mais on est des humains. Et cette bataille-là on l’a perdue, a-t-elle fini par dire.


Où étiez-vous, début mars, quand le gouvernement préparait les hôpitaux pour faire face à la COVID-19 sans préparer les CHSLD?

J’étais au bout du fil dès 7 h le matin. Je donnais mon point de vue. Peut-être que ce que je disais était pris en considération une semaine ou deux après, mais je le disais. Dans le ministère de la Santé, il y a beaucoup de médecins, alors on travaillait avec les opinions des médecins qui étaient en place. Notre perception était beaucoup hospitalo-centriste. On a oublié que les CHSLD étaient des milieux de soins au même titre que les hôpitaux.

Au début du mois de mars, les CHSLD débordaient. On venait d’y transférer des centaines de patients pour vider les hôpitaux. Pourquoi ne pas avoir envoyé du personnel supplémentaire en CHSLD alors qu’il était écrit dans un guide préparé par le ministère de la Santé qu’il fallait le faire?

Vous savez, entre ce que disent les guides et ce qu’il est possible de faire sur le terrain… Si vous ne l’avez pas le personnel, vous faites quoi? Le personnel ne rentrait pas. On ne pouvait pas aller les chercher à la maison. Ce n’était pas simple avoir du personnel pendant la COVID. Il y a même des médecins qui ne venaient pas soigner en CHSLD.

Le reportage de Madeleine Roy Mourir dans l’angle mort sera diffusé à l’émission Enquête à ICI Télé le jeudi 24 septembre 2020 à 21 h et en reprise le samedi à 13 h. À ICI RDI, ce sera le dimanche à 18 h 30.

Au début avril, alors que les cas d’infections et les décès se multipliaient en CHSLD plutôt que dans les hôpitaux, le personnel manquait toujours d’équipement de protection en CHSLD. Avez-vous exigé qu’on transfère de l’équipement vers les CHSLD?

On l’a fait, mais parfois le matériel se faisait voler. Il s’est passé plusieurs choses qui font partie de l’histoire inconnue, il y a eu beaucoup de vols de matériel.

À la mi-mars, le ministère de la Santé a mis sur pieds 11 comités formés de spécialistes qui allaient l’aider à gérer la crise. Il y avait les comités soins intensifs, urgences, imagerie, dépistage, cancérologie, mais aucun sur les aînés. L’aviez-vous demandé?

On l’avait dit que ça prenait un comité sur les aînés. C’était inacceptable qu’il n’y en ait pas. Je ne peux pas vous expliquer pourquoi il n’y en avait pas. Je n’ai pas de bonne réponse à vous donner là-dessus.

Marguerite Blais

Marguerite Blais, ministre responsable des Aînés

Photo : Radio-Canada

La semaine de relâche s’est terminée le 6 mars et on a laissé les travailleurs de la santé qui revenaient de voyage entrer en CHSLD jusqu’au 12 mars. On sait aujourd’hui que ce sont des travailleurs qui ont introduit le virus en CHSLD. Vous êtes-vous opposée à ce que les travailleurs qui revenaient de voyage entrent en CHSLD?

Je pense que vous devriez poser la question au Dr Arruda. La santé publique a pris beaucoup de décisions. Ce sont des médecins, des spécialistes de la santé publique. On naviguait parfois à vue, je l’avoue, et on naviguait avec les directives de la santé publique. J’ai une bonne volonté d’aider les aînés et de changer les choses, mais je ne suis pas médecin. Je ne suis surtout pas le directeur de la santé publique.

Le 27 mars, pour protéger les aînés, la Colombie-Britannique a interdit la mobilité du personnel entre les établissements. Pourquoi votre gouvernement ne l’a-t-il pas fait?

Il n’y a pas une journée où je n’en ai pas parlé de cette mobilité-là, mais on n’a pas été capable de réussir à l’éliminer aussi bien que la Colombie-Britannique. Parce qu’on n’avait pas assez de personnel, il y a une forme d’impuissance. Les gens pensent que les politiciens on peut tout régler, mais on est des humains. Et cette bataille-là, on l’a perdue. On a mal su prendre soin de nos personnes vulnérables.

Avez-vous l’impression d’avoir fait tout ce qui était en votre pouvoir pour protéger les aînés qui vivaient en CHSLD?

J’ai fait tout ce que j’étais capable de faire. J’étais un être humain face à une situation que je n’avais jamais connue dans ma vie. S’il y a d’autres personnes qui pensent qu’elles peuvent faire mieux, eh bien qu’elles essaient!

Jusqu’à la mi-avril, les CHSLD sont restés dans l’angle mort du ministère de la Santé. Qui est responsable de cela?

Ça doit être moi, puisque je suis ministre responsable des Aînés!

Est-ce qu’il se pourrait que vous n’ayez pas suffisamment de pouvoir au sein du ministère?

Le pouvoir, c’est extrêmement relatif. Le pouvoir c’est celui que le premier ministre te donne. C’est le premier ministre qui a le pouvoir. C’est lui qui décide des orientations et de ce qu’il veut faire avec son gouvernement. Alors, le pouvoir, ça veut dire quoi?

Quand je suis revenue en politique, en 2018 [Marguerite Blais a été ministre responsable des Aînés au sein du ministère de la Famille et des Aînés sous Jean Charest (2007 à 2012) puis critique de ce dossier dans l’opposition (2012-2014) et députée sous Philippe Couillard (2014-2015), NDLR] j’avais demandé à M. Legault d’avoir la responsabilité des CHSLD sachant pertinemment que c’était l’enfant pauvre du réseau de la santé. Je voulais faire une différence. Mais on a eu la COVID et on a perdu beaucoup d’aînés. C’est très difficile. Je sais que j’ai perdu la bataille des CHSLD.

Est-ce que vous croyez que vous êtes encore la bonne personne pour défendre les aînés au sein du ministère de la Santé?

Ce sera au premier ministre d’en décider.

La COVID-19 m’a appris l’humilité. En tant que ministre des Aînés, je prends ma part de responsabilité. Et si c’est toute la part, je prends toute la part de responsabilité. C’est une leçon de vie, c’est une grande leçon de vie.

Marguerite Blais est la seule ministre qui a accepté de défendre son bilan devant les caméras d’Enquête. Le premier ministre François Legault et l’ex-ministre de la Santé et des Services sociaux Danielle McCann ont refusé nos demandes d’entrevues, tout comme le directeur national de santé publique, le Dr Horacio Arruda.

À des fins de concision et de clarté, les réponses ont été éditées.

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