Serge Lépine a été arrêté lors de la rafle policière dans la nuit du vendredi 16 octobre, dans la foulée de la Loi des mesures de guerre qui suspendait les libertés civiles. Il a 25 ans et étudie à l’École d’architecture de l’Université Laval. Il milite également pour le logement social avec sa conjointe d’alors, Danielle Boulanger, dans le quartier Saint-Sauveur à Québec. Il n’entretient aucun lien avec le Front de libération du Québec (FLQ).

Serge est le jeune frère de ma mère. Pendant des années, la famille n’a jamais vraiment su ce qui lui était arrivé. Personne n’en parlait, c’était une sorte de tabou. Quant à Serge, les premiers souvenirs de son emprisonnement lui sont revenus 40 ans plus tard. Comme si son inconscient avait masqué les souvenirs les plus traumatisants de sa détention. Aujourd’hui, il a envie de donner un sens à ce qu’il a vécu.

Voici son histoire.

Il y a huit policiers, dont quatre de la Sûreté du Québec et quatre de la Ville de Québec, qui rentrent d’un coup dans l’appartement! On me met les menottes, je suis assis sur mon lit en état de choc.

J’ai compris qu’ils sont quatre pour Danielle et quatre pour moi. Ils fouillent partout. Ils me disent qu’en vertu de la Loi des mesures de guerre proclamée quelques minutes avant mon arrestation, ils vont me mettre en prison sans mandat. Je ne pose pas de questions. Je suis probablement surpris. Je ne me souviens pas, mais ils ont dû me demander où était Danielle. Je ne sais pas ce que j’ai répondu.

Serge Lépine se tient devant une maison en pierre et regarde au loin.

Serge se tient devant la maison du 271, rue Saint-Vallier Ouest, où il habitait il y a 50 ans.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Danielle n’est pas dans l’appartement au moment de l’arrestation de Serge, car elle est hospitalisée. Les policiers emportent avec eux des documents dans des boîtes et embarquent Serge dans la voiture en direction de la prison d’Orsainville.

Durant le trajet, ils le gardent menotté. Ils ne lui parlent pas. Serge est conduit dans le garage souterrain et rejoint une cinquantaine d’autres personnes qui sont déjà là, qui viennent d’être arrêtées aussi.

: “Non, pas Lépine!” Il voulait sans doute dire “ils arrêtent même les militants d’un comité de citoyens qui n’avait pas la réputation d’être à gauche”.”,”text”:”Je me souviens, dit-il, à mon arrivée dans le garage de la prison, j’ai reconnu quelques personnes et puis quelqu’un a crié à l’endroit de tous: “Non, pas Lépine!” Il voulait sans doute dire “ils arrêtent même les militants d’un comité de citoyens qui n’avait pas la réputation d’être à gauche”.”}}” lang=”fr”>Je me souviens, dit-il, à mon arrivée dans le garage de la prison, j’ai reconnu quelques personnes et puis quelqu’un a crié à l’endroit de tous : “Non, pas Lépine!” Il voulait sans doute dire “ils arrêtent même les militants d’un comité de citoyens qui n’avait pas la réputation d’être à gauche”.

Les nouveaux détenus sont pris en charge par les gardiens en même temps que les prisonniers de droit commun. Prise de photos et d’empreintes, mise à nu, examen médical sommaire, pesée, rasage des cheveux et de la barbe. Ensuite, les vêtements de prisonniers, puis direction des cellules…

Pour ma part, j’étais angoissé, mais silencieux et discret, en attente du pire.

Avec la disparition de mon oncle, les événements ont pris une tournure plus dramatique. Je me souviens de l’appel de ma grand-mère pour annoncer que Serge avait disparu. Il habitait un appartement au sous-sol de la maison familiale sur la rue Saint-Vallier Ouest, à Québec; très vite ma grand-mère a fait le lien avec l’opération de ratissage qui était en cours. D’ailleurs l’état de l’appartement, qui était dans un grand désordre à la suite des fouilles policières, en était un signe évident.

Je revois aussi mon père multiplier les appels auprès des corps policiers pour tenter de retrouver Serge, mais en vain, évidemment.

Les événements étaient si près de nous. Dans ma tête d’enfant, je percevais une menace sourde qui planait comme si des ombres noires étaient tapies derrière les arbres du jardin et nous épiaient sans cesse. J’habitais Saint-Lambert et je voyais les soldats garder la rue où résidait la famille Laporte… l’armée… les soldats… un spectacle ahurissant… tout le monde était sous le choc, ahuri.

Pendant ce temps à Orsainville, Serge ne savait pas de quoi demain serait fait.

Mon oncle a mis trente ans avant de pouvoir regarder le film Les ordres de Michel Brault sur les événements de la crise d’Octobre.

Un homme, accompagné d'un policier, arrive dans une prison.

Une scène du film «Les ordres», de Michel Brault.

Photo : Productions Prisma/Distribution Films Mutuels

Les conditions de détention à Orsainville étaient pires que celles montrées dans le film, dit-il. Sauf que je n’ai pas été victime d’une exécution factice.

Serge se souvient d’avoir été nourri une fois par jour avec des toasts molles, du gruau dans un gobelet en papier et du café insipide :

Les lumières étaient ouvertes 24 heures par jour, on était confinés tout le temps dans la cellule, on ne sortait jamais, pas d’accès dans une salle commune, pas de sorties dans la cour pour prendre l’air, pas de douche, pas de livres, pas de journaux, pas de TV, pas de papier ou de crayon, pas de téléphone et aucune visite ou pas d’avocat, alors que c’est un droit fondamental!

La seule activité permise était d’arpenter sa cellule de 2 mètres sur 4 mètres, raconte-t-il. Après quelques jours d’incarcération, il a eu droit à la cantine; soit du tabac à cigarette et du papier à rouler notamment.

Les détenus sont maintenus sous une chape de plomb, coupés du monde extérieur; ils n’ont rien su de l’assassinat de Pierre Laporte le 17 octobre, enlevé par les membres de la cellule Chénier et dont le corps a été retrouvé le même jour.

Serge Lépine songeur.

Serge Lépine a été coupé du monde extérieur le temps de son emprisonnement.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Néanmoins, Serge parvient à échanger des bribes d’information avec ses deux voisins de cellule à voix basse. Les voix étaient audibles en raison des revêtements de béton dans le corridor, se souvient-il.

J’entendais mon voisin de gauche pleurer, car il ne pouvait obtenir de nouvelles de sa conjointe qui devait accoucher d’un jour à l’autre et mon voisin de droite craignait d’être battu, car il était un ennemi personnel du directeur de la prison. Moi, je pensais à ce moment-là que c’était un indicateur qui cherchait à me tirer les vers du nez, car c’est lui qui m’a dit que Pierre Laporte était mort, d’où tenait-il ces informations? Curieux tout de même. C’est ce qui a alimenté ma méfiance envers lui.

L’historien Jacques Lacoursière rapporte, quant à lui, dans son livre publié en 1972 Alarme citoyens! L’affaire Cross-Laporte du connu à l’inconnu que des gardiens de la prison d’Orsainville auraient causé des sévices à deux détenus dans la nuit qui a suivi l’annonce de la mort de Pierre Laporte.

La règle était simple en ces temps troublés, tranche mon oncle.

C’était la Loi des mesures d’exception, ils pouvaient nous sacrer une volée, il n’y a pas personne qui en aurait été témoin. À Montréal, y’en a qui se sont fait tabasser, il y eut même un simulacre d’exécution.

Intimidation et chantage psychologique en prison

Autres traitements-chocs réservés aux détenus d’Orsainville, les interrogatoires de nuit avec des policiers de la Sûreté du Québec.

C’est arrivé à Serge à quelques reprises. Par exemple, on lui demandait qui il connaissait, quels étaient ses contacts. À un autre moment, pour l’intimider encore plus, on lui a dit qu’il était en dedans pour longtemps.

Une autre nuit, raconte Serge; Good Cop Bad Cop. Le méchant me dit : “On est allés chercher ta blonde à l’hôpital, on l’a embarquée.” Moi je ne montre aucune réaction, même aucune colère, mais rationnellement je me dis qu’il bluffe. Voir si on va embarquer quelqu’un qui est hospitalisé, ça ne se pouvait pas.”,”text”:”Y’en a deux qui sont venus me chercher dans ma cellule. Alors je leur demande : “Où est-ce qu’on va? Tu vas le savoir!”, me répondent-ils. Vraiment une caricature de Good Cop Bad Cop. Le méchant me dit : “On est allés chercher ta blonde à l’hôpital, on l’a embarquée.” Moi je ne montre aucune réaction, même aucune colère, mais rationnellement je me dis qu’il bluffe. Voir si on va embarquer quelqu’un qui est hospitalisé, ça ne se pouvait pas.”}}” lang=”fr”>Y’en a deux qui sont venus me chercher dans ma cellule. Alors je leur demande : “Où est-ce qu’on va? Tu vas le savoir!”, me répondent-ils. Vraiment une caricature de Good Cop Bad Cop. Le méchant me dit : “On est allés chercher ta blonde à l’hôpital, on l’a embarquée.” Moi je ne montre aucune réaction, même aucune colère, mais rationnellement je me dis qu’il bluffe. Voir si on va embarquer quelqu’un qui est hospitalisé, ça ne se pouvait pas.

À sa libération, Serge a été soulagé de constater que Danielle n’a pas été arrêtée ni emprisonnée. En fait, elle est revenue à leur appartement quelques jours avant la sortie de prison de Serge.

Il aura passé 15 jours en dedans.

Pour ne pas devenir fou, dit-il, j’essayais d’occuper mon esprit en faisant des mathématiques dans ma tête ou j’essayais de m’intéresser aux détails architecturaux des cellules de l’aile que j’apercevais par la fenêtre de ma cellule. Je ne me souviens pas de mon état d’anxiété, de mes peurs et de mes appréhensions, je dirais en état de choc, coupé complètement de mes émotions.

Aucune accusation n’a été portée contre lui, comme ce fut le cas pour la plupart (87,5 %) des 497 personnes arrêtées lors de la promulgation des mesures de guerre.

Je ne le croyais pas, j’étais encore en état de choc, se rappelle mon oncle.

Quand mon oncle a été libéré, Serge n’a rien dit, rien raconté de son incarcération à la prison d’Orsainville, et je crois bien que du côté de la famille, peu ou pas de questions lui ont été posées, par crainte d’être maladroit peut-être…

Plusieurs victimes d’Octobre ont relaté après leur libération avoir senti une certaine indifférence de la part de la société et des médias ou une totale méconnaissance des faits quant au sort qui leur avait été réservé dans les prisons. Ces prisonniers d’Octobre étaient notamment des intellectuels, des étudiants, des artistes, des avocats et des syndicalistes, pour la plupart indépendantistes.

Natalie Chung et Serge Lépine regardent la caméra.

Natalie Chung et son oncle Serge Lépine, réunis récemment.

Photo : Natalie Chung

Dans la famille, nous évoquions discrètement entre nous ce qui était arrivé à Serge, mais sans en savoir beaucoup. Je me rappelle une discussion que nous avons eue, mes cousins et moi, avec mon oncle sur son arrestation en octobre 1970, lors d’une fête de famille il y a quelques années, mais les confins de l’histoire nous échappaient toujours.

On m’a relâché sans rien me dire, pas d’excuses non plus. D’après Danielle, je suis allé chez une de mes tantes pour parler à quelqu’un. Je suis retourné à mes cours à l’École d’architecture, où j’ai été accueilli par les applaudissements des étudiants. Autour de moi, à l’université ou encore au Comité des citoyens où je militais, je n’ai senti aucun rejet. Mais j’ai en effet subi un choc post-traumatique, puisque j’ai demandé, selon ma conjointe d’alors, Danielle, de dormir les lumières allumées pendant 3 mois.

Serge s’est souvenu de son retour à la maison il y a un an seulement. Et encore aujourd’hui, il ne sait toujours pas pourquoi il a été arrêté lors de la crise d’Octobre. Serge pense que c’est en raison du rôle qu’il a joué avec Danielle dans le Comité de citoyens qu’ils ont fondé en 1968, dans le quartier Saint-Sauveur à Québec.

Serge Lépine en 1968.

Serge Lépine en 1968.

Photo : Danielle, ex-conjointe de Serge

Serge et Danielle voulaient contribuer au développement du logement social dans ce quartier ouvrier et Serge s’impliquait à titre d’étudiant en architecture.

Il pense que leur militantisme et leur engagement auraient contrarié les organisateurs politiques libéraux (les mêmes aux niveaux fédéral, provincial et municipal à l’époque) de la Ville de Québec et que c’est de cette façon qu’il se serait retrouvé sur la liste des personnes à arrêter.

Ils ont voulu, dit Serge, nous stigmatiser en nous associant au FLQ, afin de nuire à la réputation du Comité des citoyens. C’était une organisation atypique qui embêtait les partis traditionnels. Il fallait donc arrêter les deux membres fondateurs. J’ai été arrêté parce que je faisais partie de ces listes-là comme étant une personne progressiste, qui avait un intérêt pour l’indépendance.

Serge Lépine sur la côte de Salaberry.

Architecte, Serge Lépine a milité pour le logement social dans le quartier Saint-Sauveur à Québec.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Avec le temps, Serge a pris du recul et il a, à l’occasion, écrit sur les événements d’Octobre.

J’ai été emporté avec 497 autres personnes dans cette faille intemporelle, isolé dans une cellule pendant 15 jours. À la fin, on m’a relâché sans rien me dire. La démocratie est bien fragile, il ne faut surtout pas laisser les autres s’en occuper à notre place. Il faut rester vigilant; il faut toujours que quelqu’un monte la garde.

Serge me remercie, car, dit-il, le projet d’article l’a aidé à revenir sur cette période. Ça m’a amené à lire plusieurs livres sur la crise d’Octobre et à me positionner clairement. J’ai même consulté pour mieux comprendre pourquoi j’avais occulté pendant toutes ces années les événements traumatiques que j’ai subis.

Je comprends que cela lui aura pris 50 ans avant d’atteindre une certaine sérénité, le début peut-être d’un processus qui l’amènera à faire la paix avec le passé brutal d’Octobre.

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