Le gouvernement Legault confie à la commissaire à la santé et au bien-être, Joanne Castonguay, le mandat d’enquêter sur la tragédie qui a emporté des milliers d’aînés dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) au printemps dernier. Cette investigation n’a pas toutefois les pouvoirs d’une commission d’enquête.

La commissaire se mettra au travail dès maintenant, a annoncé le ministre de la Santé et des Services, Christian Dubé, et elle devra rendre son rapport au plus tard le 1er septembre 2021.

Elle devra examiner les événements de la première vague de COVID-19 sous quatre angles propres au réseau de la santé : la performance, la capacité, la dispensation des soins et la gouvernance. Elle sera épaulée de deux experts en matière de santé : Anne Lemay et Jean-Louis Denis.

Le gouvernement laisse à la commissaire le soin de décider quelle forme elle donnera à ses travaux. Au besoin, si elle veut aller plus loin, si elle veut avoir le droit d’astreindre des gens [à témoigner], elle pourra le faire, a précisé M. Dubé.

Le ministre a insisté sur le fait que le gouvernement Legault répondrait par l’affirmative si la commissaire lui demandait de mettre sur pied une commission d’enquête en bonne et due forme.

Si Mme Castonguay jugeait qu’il est important pour elle d’avoir le pouvoir d’astreindre des gens [à comparaître], ce qui pourrait se faire par une commission d’enquête, on lui répondra affirmativement. Mais on ne pense pas qu’en ce moment, c’est le besoin.

Denis Gallant

Denis Gallant, ex-procureur en chef adjoint de la commission Charbonneau

Photo : Radio-Canada / Stéphanie Dufresne

Commission d’enquête ou pas?

Avant même l’annonce du ministre Christian Dubé, nous avons demandé l’avis de quatre experts qui se sont retrouvés au cœur de commissions largement médiatisées au Québec : Gérard Bouchard, Denis Gallant, Pierre Marc Johnson et Jean Rochon.

Selon Denis Gallant, qui a agi comme procureur en chef adjoint durant une partie des travaux de la commission Charbonneau, le gouvernement ferait mieux d’opter pour une commission d’enquête en bonne et due forme, car faire autrement serait, selon lui, une erreur.

Ne pas donner de pouvoirs aux commissaires enquêteurs, à une commission, c’est faire en sorte que la commission ne pourra pas aller au fond des choses, soutient M. Gallant. Sans le pouvoir de contraindre des gens à témoigner, il estime qu’on est aussi bien de ne pas faire l’exercice.

Cependant, comme la tenue d’une commission d’enquête génère des attentes énormes de la population, il sert une mise en garde : l’objectif n’est ni de trouver des coupables ni de désavouer des gens sur la place publique.

On peut attribuer des dysfonctions à des actions qui ont été prises ou qui n’ont pas été prises, mais ce n’est pas un procès, affirme pour sa part l’ancien ministre Pierre Marc Johnson, président de la commission sur l’effondrement du viaduc de la Concorde en 2007.

Cela dit, ça n’empêche pas que, dans certaines commissions d’enquête, la mise en place de la preuve par un témoignage peut être parfois accablante pour les gens, précise-t-il.

Circonscrire le mandat

Les quatre spécialistes conviennent que les futurs enquêteurs pourraient avoir du mal à déterminer les aspects de la pandémie à examiner.

Les nombreuses réformes subies par le réseau de la santé, la gestion des lits dans les hôpitaux et le manque de personnel et d’équipements de protection, sans oublier les compressions essuyées par les autorités de santé publique ne sont que quelques-uns des angles qui pourraient être abordés.

Quelle que soit la forme que prendra ce travail d’enquête, ils souhaitent tous que le mandat soit bien délimité et clairement formulé.

Un mandat beaucoup trop large peut faire en sorte effectivement que la commission puisse s’égarer. […] C’est souvent ce qu’on reproche aux commissions d’enquête. Ces commissions-là souvent sont trop longues, sont coûteuses, et on se ramasse avec des rapports trois ou quatre ans plus tard, souligne Me Gallant.

Le philosophe Charles Taylor et le sociologue Gérard Bouchard lors du dévoilement de leur rapport sur les pratiques d'accommodement liées aux différences culturelles, en 2008

Le philosophe Charles Taylor et le sociologue Gérard Bouchard lors du dévoilement de leur rapport sur les pratiques d’accommodement liées aux différences culturelles, en 2008

Photo : La Presse canadienne / Ryan Remiorz

Gérard Bouchard, qui a coprésidé la commission Bouchard-Taylor, partage cet avis. L’étape absolument décisive, c’est de préciser le mandat de manière à ne laisse pas trop de latitude aux commissaires, qu’ils sachent exactement quoi faire et qui puissent cibler leurs énergies.

Même si le sociologue et historien juge absolument pertinent le principe d’une enquête publique, il pense néanmoins que les Québécois ne devraient pas s’emballer avec les conclusions de la commission.

Il y a plusieurs exemples qui montrent, en effet, que les commissions d’enquête suscitent beaucoup d’espoir et puis, finalement, deux ou trois ans après, on se demande ce que ça a donné exactement.

M. Bouchard n’est pas entièrement convaincu que le moment soit bien choisi pour déclencher une enquête : Ça devrait être fait après la pandémie, une fois qu’elle sera terminée et qu’on pourra avoir une vision totale de la réalité et qu’on pourra donner des réponses complètes aux questions qu’on se pose.

Une médecin au chevet d'un patient âgé.

Les CHSLD ont été particulièrement touchés par la première vague de COVID-19.

Photo : iStock

Le véhicule approprié?

Le père du virage ambulatoire, l’ex-ministre Jean Rochon, a lui aussi présidé une commission d’enquête sur la santé et les services sociaux à la fin des années 1980.

Contrairement aux autres, il n’est pas du tout convaincu qu’une commission d’enquête publique apportera des réponses aux questions sur la gestion de pandémie en raison de sa lourdeur et du temps qu’elle nécessitera.

C’est comme si on prenait un marteau pour tuer une mouche, illustre-t-il. Selon lui, d’autres options moins coûteuses auraient donné des résultats plus rapides.

On peut avoir un groupe d’étude, un groupe de réflexion avec un mandat bien ciblé et un temps relativement court pour dégager les apprentissages qu’on doit retenir de l’expérience qu’on a vécue. […] Ce serait une espèce de post-mortem, pas fait pour chercher des coupables et qui aurait dû faire quoi.

Il affirme qu’une commission d’enquête n’est nécessaire que lorsque le gouvernement n’a pas accès à toute l’information voulue, que des zones grises demeurent ou que les solutions tentées pour régler la crise n’ont pas fonctionné.

Je pense que les gros problèmes du système de santé actuellement peuvent être attaqués et énormément améliorés sans qu’on ait besoin de faire cet exercice-là, parce qu’il y a eu beaucoup d’études de faites. Il y a beaucoup de solutions qui sont là actuellement, mais on n’a pas mis les moyens suffisants pour le faire, on n’a pas mis la persistance suffisante pour y aller, explique M. Rochon.

D’autres alternatives

Même si le terme commission d’enquête est utilisé plutôt librement dans les médias, il existe en fait de nombreux types de forums pour faire la lumière sur des crises ou des enjeux de société.

La référence est sans contredit la commission d’enquête, instituée en vertu de la Loi sur les commissions d’enquête. On pense ici à la commission Charbonneau (octroi de contrats dans la construction), à la commission Bastarache (nomination des juges) ou à la commission Poitras (fonctionnement de la Sûreté du Québec).

Selon la loi, une telle commission peut porter :

  • sur quelque objet qui a trait au bon gouvernement du Québec;
  • sur la gestion de quelque partie des affaires publiques;
  • sur l’administration de la justice;
  • sur quelque matière importante se rattachant à la santé publique ou au bien-être de la population.

Ce type de commission dispose de très grands pouvoirs, dont celui de forcer des personnes à témoigner ou à produire des documents.

C’est ce genre de commission qu’avait mise sur pied Jean Charest en 2006 pour enquêter sur l’effondrement du viaduc de la Concorde à Laval.

Des commissions d’enquête d’un autre genre peuvent cependant être mises en place sur ordre du gouvernement, mais celles-ci sont généralement dotées de pouvoirs moindres.

Par exemple, le gouvernement Bouchard avait institué la Commission scientifique et technique chargée d’analyser les événements relatifs à la tempête de verglas, survenue du 5 au 9 janvier 1998, ainsi que l’action des divers intervenants.

Mieux connue sous le nom de commission Nicolet, cette enquête avait vu son mandat et ses pouvoirs ainsi précisés :

  • « analyser l’état de préparation et les actions prises par les différents intervenants lors de ce sinistre;
  • évaluer si le modèle d’organisation des mesures de sécurité civile au Québec a bien été suivi;
  • analyser les critères de conception et de fiabilité des divers équipements et installations composant les réseaux de transport et de distribution d’Hydro-Québec;
  • analyser, globalement et sur une base géographique, l’événement climatique et météorologique du 5 au 9 janvier 1998. »

Le gouvernement peut aussi mettre sur pied des commissions de consultation, comme la commission Bouchard-Taylor sur les accommodements religieux.

Selon Me Gallant, la contrepartie d’une commission publique, c’est qu’une personne qui est forcée de s’incriminer, on ne pourra pas se servir de ce qu’elle a dit pour l’incriminer dans une procédure criminelle ultérieure .

Même le fait que les commissaires adressent un blâme publiquement comporte ses limites en raison d’un jugement de la Cour suprême. Par exemple, explique Me Gallant, les commissaires n’auraient pas le droit de dire qu’une personne a fait un acte criminel causant les décès au CHSLD Herron.

Par contre, [la commission] peut dire que le CIUSSS [centre intégré universitaire de santé et de services sociaux] n’a pas fait diligence ou est arrivé trop tard […]. Avant que la commission n’adresse un blâme publiquement, elle doit donner une chance aux gens de se faire entendre et généralement, ces auditions-là sur la détermination de blâme se font à huis clos, poursuit Me Gallant.

Il comprend que des Québécois pourraient être déçus qu’un coupable ne soit pas identifié ou qu’on ne puisse pas entendre certains témoins dont la responsabilité est manifeste.

Des militaires portant un masque marchent dans un bâtiment.

Des militaires ont dû être appelés en renfort dans certains CHSLD du Québec.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

D’autres enquêtes déjà en cours

En plus de la commission d’enquête que le gouvernement entend instituer, la Protectrice du citoyen a déjà annoncé qu’elle menait en ce moment une enquête systémique, dont l’objectif est de faire la lumière sur la réponse du gouvernement et du réseau de la santé à la crise de la COVID-19 dans les milieux de vie collectifs pour aînés. Un rapport d’étape est attendu dès l’automne.

La coroner en chef du Québec a aussi entamé une vaste enquête publique sur certains décès survenus au cours de la pandémie de COVID-19 dans les CHSLD. Cette investigation portera plus spécifiquement sur les décès survenus entre le 12 mars et le 1er mai 2020.

En Ontario, le gouvernement Ford a déjà annoncé la création d’une commission d’enquête indépendante pour faire la lumière sur la manière dont la COVID-19 s’est propagée dans les foyers pour personnes âgées de la province.

Les travaux de cette commission débuteront en septembre et ses trois commissaires – un juge, une ancienne haute fonctionnaire et l’ex-PDG de l’hôpital d’Ottawa – auront les pleins pouvoirs pour contraindre des personnes à témoigner. Les commissaires jugeront aussi de l’opportunité de tenir des audiences publiques. Ils auront jusqu’en avril 2021 pour formuler des recommandations au gouvernement de l’Ontario.

Ailleurs dans le monde, de nombreux gouvernements soupèsent leurs options : en Australie, une commission déjà chargée d’enquêter sur les conditions de vie des personnes âgées élargira son mandat pour tenir compte des répercussions de la pandémie.

En France, l’Élysée, l’Assemblée nationale et le Sénat ont tous trois déjà mis sur pied leur propre commission d’enquête pour évaluer la gestion de la pandémie.

En Suède, une commission d’enquête mise sur pied par le premier ministre aura jusqu’en 2022 pour remettre son rapport touchant l’ensemble des aspects de la gestion de la pandémie par le gouvernement.

Quelques commissions d’enquête des 50 dernières années au Québec :

  • 2015 : commission Charbonneau (sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction)
  • 2011 : commission Bastarache (sur le processus de nomination des juges du Québec)
  • 2007 : commission Johnson (sur le viaduc de la Concorde)
  • 1998 : commission Poitras (sur la Sûreté du Québec)
  • 1980 : commission Malouf (sur le coût des 21es Olympiades)
  • 1975 : commission Cliche (sur l’exercice de la liberté syndicale dans l’industrie de la construction)
  • 1966 : commission Parent (sur l’enseignement dans la province de Québec)
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