L’Ontario et la Saskatchewan portent en appel la décision de leurs cours d’appel provinciales respectives, qui ont statué au printemps 2019 que la législation sur la taxe fédérale sur le carbone était bien constitutionnelle. La Colombie-Britannique interjette appel pour sa part du jugement de la Cour d’appel de l’Alberta, qui a statué le contraire cet hiver.
Les appels des trois provinces seront entendus en même temps durant deux jours à partir de mardi. Seule différence : la Colombie-Britannique se rangera du côté d’Ottawa contre l’Ontario et la Saskatchewan.
Le premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney, ayant remporté son pari devant la cour d’appel dans sa province, n’a pas besoin d’en contester la décision, puisque le tribunal lui a donné raison. C’est donc sa voisine sur le Pacifique qui a décidé de le faire devant le plus haut tribunal au pays, parce qu’elle s’y oppose.
Ce recours judiciaire n’a toutefois rien d’exceptionnel, puisque ce n’est pas la première fois que des provinces portent en appel un imbroglio constitutionnel devant le plus haut tribunal au pays.
Il n’empêche, cette cause est décisive selon la professeure de Droit en Environnement de l’Université d’Ottawa Nathalie Chalifour, parce qu’elle touche au changement climatique qui est un enjeu très important pour le Canada et le monde à l’heure actuelle
.
Les audiences auront en outre le mérite, selon elle, d’éclaircir la situation, puisque la constitutionnalité de la taxe a été perçue différemment par trois cours d’appel. Il s’agit donc d’un renvoi pour savoir si la loi fédérale sur la tarification du carbone est constitutionnelle ou non.

Certaines provinces ne s’entendent pas avec Ottawa sur les façons de s’attaquer au problème de la pollution au pays.
Photo : Getty Images/iStock/rui_noronha
La loi fédérale contestée impose une taxe sur les combustibles fossiles et des frais aux pollueurs industriels. La taxe sur le carbone était établie au départ à 20 $ par tonne d’émissions de gaz à effet de serre (GES) en 2019. Elle augmente de 10 $ par année pour atteindre 50 $ la tonne en 2022.
La taxe fédérale est entrée en vigueur en avril 2019 dans les provinces qui ne possédaient alors aucun régime de tarification ou qui refusaient d’en établir un : l’Ontario, la Saskatchewan, le Manitoba et le Nouveau-Brunswick.
Le cas de l’Alberta et du Nouveau-Brunswick
À l’époque, l’Alberta était encore dirigée par un gouvernement néo-démocrate. Après sa victoire électorale, Jason Kenney a aboli la taxe sur la consommation d’essence du gouvernement Notley, qu’il a remplacée par une taxe de 30 $ la tonne sur les émissions de carbone des grandes industries dans sa province.
Ottawa avait alors accordé à son gouvernement la note de passage. L’Alberta avait toutefois indiqué qu’elle ne hausserait pas sa nouvelle taxe en 2021, alors que les provinces doivent aligner leur propre politique sur le carbone en fonction de la tarification fédérale qui augmente d’année en année.

Le premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney.
Photo : La Presse canadienne / Jason Franson
Le gouvernement fédéral avait ensuite décidé d’appliquer sa taxe en Alberta à partir de janvier 2020, avant qu’elle ne soit déclarée anticonstitutionnelle devant les tribunaux un mois plus tard dans cette province.
Le Manitoba avait pour sa part renoncé à contester la taxe devant les tribunaux de la province, en jugeant qu’un tel recours était voué à l’échec après avoir demandé un avis juridique sur la constitutionnalité de la législation.

Le premier ministre du Manitoba, Brian Pallister.
Photo : Radio-Canada
Même chose du côté du Nouveau-Brunswick avant que la province ne décide de mettre en place son propre régime de tarification, lequel respecte les normes fédérales. Dans cette province, les consommateurs ne paient donc plus la taxe fédérale sur le carbone depuis le 1er avril dernier.
Le partage des pouvoirs en jeu
La professeure Chalifour affirme que le fait que les provinces récalcitrantes sont gouvernées par des gouvernements conservateurs n’est pas une coïncidence, parce qu’il existe une dynamique politique inévitable derrière cette cause, selon elle. L’enjeu des changements climatiques est simplement devenu très politisé et très polarisé dernièrement et c’est ça qui alimente ce litige
, explique-t-elle.
C’est triste quand il y a un grand gaspillage de temps, d’argent et d’énergie… C’est pire même, quand on sait que personne ne conteste le fait que le gouvernement fédéral a une compétence pour imposer une taxe nationale sur le carbone.
La professeure de Droit rappelle que l’interprétation du pouvoir résiduel fédéral qui est en jeu dans cette cause. On sait que le gouvernement fédéral a des pouvoirs, par exemple de taxation, pour établir une taxe pure et simple sur le carbone ou pour utiliser son pouvoir pénal afin d’imposer des règlements [à des entreprises polluantes] pour réduire les GES
, dit-elle.
Le pouvoir résiduel
L’une des caractéristiques des États fédéraux est le partage des pouvoirs législatifs entre différents ordres de gouvernement, comme le fédéral et les provinces au Canada. Le pouvoir résiduel représente donc l’ensemble des compétences que ni la Constitution ni les lois institutionnelles de l’État fédéral n’attachent à l’un ou l’autre autre de gouvernement. C’est le cas de l’environnement notamment.
Dans ce litige, les gouvernements Ford et Moe argumentent notamment que le gouvernement fédéral empiète dans les champs de compétences des provinces. Or, selon Mme Chalifour, la loi fédérale sur la tarification du carbone a été écrite de façon à ce que tout le monde y trouve son compte.

Le premier ministre de l’Ontario, Doug Ford
Photo : La Presse canadienne / Nathan Denette
Elle précise que la loi reconnaît que les provinces ont les compétences pour légiférer par rapport aux émissions de GESCette loi tente juste de créer un plancher minimal pour les prix des émissions au pays, il peut donc y avoir un empiétement (…) le Canada et la Colombie-Britannique disent [à l’opposé] que le fédéral n’a aucune exclusivité complète sur [ces] émissions avec cette loi
, ajoute-t-elle.
Mme Chalifour rappelle que 80 % des émissions de GES au pays étaient déjà assujetties à un prix sur le carbone lorsque la loi sur la tarification a été rédigée. Deux provinces (l’Alberta de Rachel Notley et la Colombie-Britannique) avaient des taxes et deux autres (le Québec et l’Ontario de Kathleen Wynne) avaient un régime de droit d’échange dans le cadre de la bourse du carbone.

Le premier ministre de la Saskatchewan, Scott Moe.
Photo : The Canadian Press / Michael Bell
La professeure Chalifour compare donc la taxe fédérale à un filet de sécurité. La loi permet à chaque province d’établir sa taxe ou son système de droit d’échange à sa façon en autant que ce soit équivalent au minimum [prescrit par Ottawa]
.
La taxe n’est imposée qu’aux provinces qui refusent de s’y soumettre. Elle est donc très flexible
, ajoute Mme Chalifour. Cela n’enlève rien aux provinces, cela permet simplement au gouvernement fédéral de gérer des enjeux extra-provinciaux et internationaux
, poursuit-elle en rappelant que la pollution traverse inévitablement les frontières.
La décision de la cour d’appel de l’Ontario est très raisonnable et très justifiable selon la jurisprudence, donc j’imagine que la Cour suprême va confirmer les jugements de l’Ontario et de la Saskatchewan et invalider celui de l’Alberta.
Mme Chalifour précise que les provinces qui s’y opposent ont présenté des arguments très forts et qu’elles feront leur possible pour faire changer les choses.
Elle ne se dit d’ailleurs pas surprise que les jugements des trois cours d’appel n’aient pas été unanimes et que des juges dissidents aient fait valoir des avis contraires.
Positions diamétralement opposées
Les provinces récalcitrantes craignent qu’une décision positive de la Cour suprême ne crée un précédent et n’ouvre la porte à des abus. L’Ontario et la Saskatchewan ont rappelé devant leurs tribunaux que les provinces sont notamment souveraines en matière de taxation et que le pouvoir du fédéral à ce sujet est limité.
Ces provinces soulignent en outre que la taxe fédérale représente un fardeau supplémentaire pour les contribuables, puisqu’elle ne sert qu’à augmenter, selon elles, les revenus du gouvernement fédéral.

Le premier ministre du Nouveau-Brunswick, Blaine Higgs.
Photo : Radio-Canada
Elles ajoutent enfin que le gouvernement fédéral ne peut réglementer à lui seul l’étendue illimitée de l’activité humaine qui produit de la pollution dans une province donnée.
À ce titre, l’Ontario avait expliqué devant la Cour d’appel que l’éventail de la loi fédérale était si large que la législation donne le pouvoir au gouvernement fédéral de réglementer toutes les facettes de la vie des Ontariens, entre l’endroit où ils devront vivre et les périodes durant lesquelles ils sont en droit d’utiliser leur véhicule.
Deux scénarios possibles au final
Si la Cour suprême du Canada confirme que la loi fédérale est bien constitutionnelle, elle enverra le message selon lequel les provinces doivent accepter ce système de tarification du carbone et Ottawa pourra continuer à légiférer un seuil minimal pour les émissions de GES.
S’il y a une victoire [favorable à Ottawa], j’espère que cela va permettre au gouvernement fédéral et aux provinces de travailler ensemble pour gérer l’enjeu des changements climatiques qui devient de plus en plus urgent.
Mme Chalifour note qu’il existe des aspects provinciaux et fédéraux dans la lutte contre le changement climatique et qu’aucun ordre de gouvernement n’a une prérogative en la matière. Ça fait des décennies que les provinces et le fédéral travaillent ensemble pour gérer la pollution de l’air et de l’eau, les pêcheries, même les espèces en péril, donc on est déjà très habitués dans ce pays à travailler ensemble
, dit-elle.

La Cour suprême du Canada à Ottawa.
Photo : La Presse canadienne / Sean Kilpatrick
Dans leur défaite, les provinces récalcitrantes (ON, AB, MB, SK) devront accepter que la taxe fédérale sur le carbone soit prélevée sur leur territoire. Elles pourront toujours bouder la décision de la Cour suprême, selon Mme Chalifour, et tenter de faire contre mauvaise fortune, bon coeur.
Ce recours final aux tribunaux s’inscrit dans un contexte électoral, si bien que des élections générales pourraient être déclenchées avant que la Cour suprême ne rende sa décision. La Cour suprême devra se prononcer même s’il y a changement de garde à Ottawa, même si un gouvernement conservateur sous Erin O’Toole devait abolir la loi sur la tarification du carbone, pour régler le litige, puisque trois cours d’appel ont des avis divergents
, précise Mme Chalifour.

Le chef Perry Bellegarde dirige l’Assemblée des Premières nations.
Photo : The Canadian Press / Stephen MacGillivray
Selon elle, un jugement favorable de la Cour suprême enverrait enfin un signal aux différents gouvernements selon lequel les droits ancestraux des Premières nations seront sévèrement affectés par le réchauffement climatique, en particulier dans le nord du pays (l’Assemblée des Premières nations a obtenu un statut d’intervenant devant la Cour suprême, NDLR).
Si elles ont appuyé le gouvernement fédéral dans ce litige, cela va peut-être permettre aux Premières nations et à Ottawa de s’entendre encore mieux par rapport à l’application de la loi sur la tarification du carbone et de s’assurer qu’elle protège les intérêts des Autochtones
, explique-t-elle.
Mme Chalifour précise que des solutions à des problèmes, comme l’eau potable sur les réserves, se font toujours attendre malgré les efforts du gouvernement Trudeau pour tenter d’améliorer les conditions de vie des Autochtones au pays dans le cadre de la réconciliation nationale qu’il a entamée avec les Premières nations en 2015.